[Stage] Journée avec "La terreur des cuisines" [ft Jayden]

Un. Stage. Avec. Un. Super. Vilain. De. Renom. Ouais, même moi, quand j’ai entendu ça, j’en avais des frissons. J’avais même du mal à croire que c’était pour moi. Et pourtant… Je vais faire un stage avec un super-vilain dont les qualités machiavéliques sont prouvées depuis bien longtemps. Évidemment, j’ai sauté sur l’occasion. On refuse pas la possibilité de faire un stage avec un super-vilain qui est connu et respecté dans le monde des Supers. J’ai absolument aucune idée de ce qui m’attend durant cette période mais je me sens prêt à tout affronter. N’importe qui peut vous dire qu’il faut au moins ça pour espérer être un excellent super-vilain et botter l’arrière-train de ces héros. Enfin, pas trop non plus. Il paraît qu’il y a tout de même certaines clauses des contrats qui sont importantes à respecter. Peu importe, je suppose que je verrai bien ça en temps et en heure, de toute façon. Pour le moment, il faut que je me concentre sur mes études et sur cet avenir très proche qui est : mon stage. Oui, j’insiste beaucoup dessus parce que j’en reviens toujours pas d’avoir cette opportunité. Je vais tout faire pour en retirer un maximum d’enseignement. Je pourrai aussi un peu frimer devant mes camarades mais ça, ça reste quand même plus secondaire. On se concentre en priorité sur les leçons qu’on peut avoir de cette journée.

Je me suis levé tôt, ce matin-là, pour être certain de pas rater mon rendez-vous avec la Terreur des cuisines. Celui qui, dit-on, fait encore trembler les mauvais cuistots et les amis des fast-food. Un super-vilain qui commence à avoir de la bouteille mais qui force toujours une certaine admiration dans le métier. Je comprends mieux pourquoi lorsque je me retrouve en face de lui. Son incroyable et imposante carrure force le respect et l’admiration malgré un manque capillaire indéniable. Je me sens quand même intimidé devant ce Super à la voix dévastatrice. « Bonjour, monsieur ! Merci de m’avoir accepté comme stagiaire, c’est un honneur ! Prêt et hâte de commencer ! », wah, une journée dans la peau d’un vrai super-vilain. C’est ce qu’il a dit et ça m’émeut énormément. « C’est vous le chef, chef ! Je ferai tout ce que vous me direz pour mettre à mal le restaurant de ce sbire de Lignac ! », je suis complètement excité et j’en peux plus d’attendre qu’on lance cet assaut. Mettre en pls un sbire de Lignac qui, en plus, a participé à Master Chef. Je pouvais pas rêver mieux de ce moment avec la Terreur. Et en plus, y a la télévision ? Je vais passer à la télé. Encore mieux ! ça peut me faire une pub alors que j’ai même pas encore ma licence de Super. Bon, quand est-ce qu’on se met en route ? C’est difficile pour moi de tenir en place !

Oui, je suis surexcité et aussi surmotivé. Je suis prêt à bondir dans tous les coins mais je me force à garder les pieds au sol pour pas donner le tourni à mon maître de stage. Par contre, ça doit sûrement se répercuter dans mes paroles et dans mon ton. Mais c’est comme ça, quand on est effectivement passionné par ce qu’on fait. Alors ouais, je suis prêt à faire tout ce qu’il me dit et à le suivre partout. Parce que je suis admiratif et que… Si ça peut me permettre d’entrer dans les bonnes grâces d’un super-vilain méga-connu, autant en profiter ! Après tout, c’est aussi à ça que peuvent servir ces stages, non ? Quoi qu’il en soit, quand la Terreur entre dans une splendide berline, déjà, je suis encore plus époustouflé et ensuite, je mets un petit temps avant de remarquer qu’il me fait signe de le suivre. Je le rejoins au pas de course pour m’installer sur la place libre de derrière, à côté du grand vilain. J’attache ma ceinture et la voiture tarde pas à démarrer puis, à partir. J’ai envie de parler, de dire des choses mais je sais pas ce que je pourrais raconter d’intéressant. Et puis, le fait qu’il m’intimide joue clairement pas en ma faveur. D’habitude, je suis un peu plus bavard que ça mais là, j’ose tout simplement pas entamer une conversation. A mon plus grand soulagement, il finit par me poser une question à laquelle je peux répondre sans aucun stress. « Je m’appelle Jayden, chef ! », je réponds du tac au tac, fier de pouvoir donner mon prénom à une pointure du métier. Le plus grand honneur, ce serait qu’il le retienne. Mais pour les bonnes raisons. J’ai pas envie qu’il se souvienne de moi comme du pire boulet de tous les temps.

Viennent ensuite les choses les plus stimulantes et les plus intéressantes : le plan d’attaque. Je m’en frotte les mains par avance. J’en jubile, même. Mais je me reprends rapidement pour l’écouter avec une attention particulière. Donc, pour le contrat d’aujourd’hui, il s’agit de mettre à zéro - non, de détruire - le moral d’un sbire de Lignac. La télévision sera présente dans la salle et… Oh. Me présenter comme un apprenti cuisinier candidat de Top Chef ? La classe ! J’aime particulièrement ce point du plan. C’est là qu’on ira en salle pour goûter la spécialité du chef. Il me donne ensuite un avertissement : la critique doit se faire sur tout. Service, cuisson, goût et j’imagine qu’il en passe. « J’adore ce plan, chef ! Vous êtes vraiment machiavélique ! », je réponds, peut-être un peu trop enthousiaste. Alors, j’essaye tant bien que mal de redescendre un peu pendant qu’il poursuit ses explications. J’hoche la tête à chacun de ses conseils supplémentaires. Je suis pas un professionnel de la cuisine mais s’il faut paraître pro’, je vais faire de mon mieux ! Je suis sûr qu’on y verra que du feu, avec mes remarques précises ! Je me dis que ça, c’est déjà bien une étape excitante mais alors celle qui suit… ! Quand ils seront bien tétanisés et meurtris par les remarques acerbes, Terreur va user de son cri pour les traumatiser encore plus et moi, j’ai le droit de faire quelques croche-pieds. « D’accord, c’est noté ! », je réponds tout sourire… Avant de légèrement blêmir quand il me demande si j’ai un pouvoir. Oui, j’en ai un et, si je suis convaincu de son potentiel, j’ai conscience de sa non-utilité dans le projet du jour. « Oui, chef, bien sûr que j’en ai un ! », que je lâche d’abord, comme une évidence. « Mais pour la mission d’aujourd’hui, il sera pas très utile, vous savez. Je préfère me contenter des croche-pieds ! », j’explique en espérant qu’il insiste pas davantage sur la nature de mon pouvoir.

Evidemment qu’il insiste. Je sais pas comment j’ai pu avoir l’audace de penser qu’il allait se contenter de mon explication et accepter d’en rester là. En plus, il s’y prend super bien pour me faire parler. Il a un discours super gentil et là… Je suis pris de court. J’ai pas l’habitude qu’on ait ce genre de paroles envers moi. Alors je bégaye. Mon regard devient fuyant et à cet instant précis, je me dis que ça aurait peut-être pas été si mal… Si j’avais pu être ailleurs. Bon allez, on respire. « Alors, mon pouvoir, euh… C’est que je peux jamais me perdre. Où que je sois, je finis toujours pas retrouver mon chemin. C’est un fonctionnement un peu technique mais en gros, c’est grâce à mon nez. J’ai l’impression de… Percevoir des choses. », j’explique en essayant de me montrer le plus sûr de moi possible. Bel effort… Aussitôt détruit, annihilé par la réaction sans équivoque de Terreur. Il en vient à tourner la tête en direction de la fenêtre avant de lancer une pique clairement désagréable. Je fais le choix de pas répondre. J’économise ma salive parce que je me dis que les Supers comme lui doivent certainement accorder davantage de crédit aux actes et non aux paroles. C’est donc sur le terrain que je vais devoir lui montrer pourquoi je suis persuadé de pas être une cause perdue. Après tout, il y a plein de Supers - héros comme vilains - qui ont réussi à se démarquer d’une manière ou d’une autre malgré un manque de super-pouvoir. Je vois pas pourquoi je pourrais pas réussir à faire comme eux si j’y mets le travail et la volonté nécessaires. Je vais lui montrer, à Terreur, ce que je peux faire malgré l’apparente inutilité de mon pouvoir dans ces circonstances précises.

Enfin, mon maître de stage me signale que nous sommes arrivés. J’hoche la tête après avoir écouté ses paroles. Comme il me le demande, je me tiens droit et j’arbore une allure aussi fière que possible. Comme on vient de me le rappeler : nous sommes les méchants, nous devons être intimidants et inspirer la peur. Je sors de la voiture après le Chef et il faut pas plus longtemps avant que la fameuse équipe de télévision vienne planter ses caméras devant nous. C’est là que ça se concrétise. C’est là que je vais passer à la télé et que je vais pouvoir frimer devant les copains au moment de mater la diffusion. Terreur ? Ouais moi, je le connais ! J’ai été son stagiaire, même ! Attendez, vous allez voir ça. J’en trépigne d’impatience rien qu’en imaginant ce moment-là. Mais dans l’immédiat, il faut déjà le tourner, cet épisode. Je suis Terreur sans un mot lorsqu’il me le demande. Nous entrons dans le restaurant et nous nous retrouvons installés tous les deux à une table. Le serveur vient déposer les menus avant de repartir presque aussi sec. Le chef me fait l’honneur de me laisser commencer. Bon déjà, je note dans ma tête qu’il faut pas hésiter à frapper fort dès le début : en commandant quelque chose de dur et en étant critique sur le moindre faux pas, même lors de la prise de la commande. « A vos ordres, chef ! », je laisse, enthousiaste, avant de plonger dans l’inspection du menu. Bien… Où peut-il y avoir quelque chose d’intéressant à critiquer. Apéritif ? Trop simple. Entrée ? J’en ai pas envie. Plat principal. Autant y passer directement. Je regarde d’abord la liste des plats de viande… Non, aucun m’inspire. Je tourne la page pour voir les plats de poisson. Là, mes yeux s’arrêtent sur un plat qui semble avoir un bon potentiel. Plus qu’à attendre le retour du serveur. … Retour qui se fait une demi-heure plus tard. Il se pointe devant nous, stylo et carnet à la main. Je me permets de prendre les devants. « Cette attente est indigne d’un restaurant qui se veut être de bonne qualité ! J’ose espérer que vous n’agissez pas systématiquement ainsi ! », je tente en prenant une voix accusatrice. Je commence doucement, pour m’échauffer mais j’ai pas dit mon dernier mot, loin de là. Le serveur se raidit sur place et je poursuis, plutôt satisfait de mon premier effet. « Bon… Pour ma part, je vais prendre votre turbot cuit à l’arête et sa mijotée de calamars. », j’y connais pas forcément grand-chose en cuisine mais je sais que le poisson est un met à la cuisson subtile et délicate. Il est facile de la rater et compliqué de trouver le parfait équilibre pour avoir toutes les saveurs.  Franchement, je pense que pour le début, je m’en sors pas trop mal.

On a beau me prendre pour un crétin la plupart du temps, je sais quand même me montrer un minimum sérieux et assidu lorsque la situation l’exige. Or là, c’est le cas. Il en va d’une partie de la réputation de Terreur et je veux pas lui faire honte. Je sais ce qui est en jeu et je suis motivé et pas si débile que ça. Je me retiens même de rire et de faire un peu trop le fier en voyant mon maître de stage approuver ma remarque avant d’en rajouter une couche lui-même. C’est vrai qu’il aurait aussi pu penser à nous demander si on voulait quelque chose à  boire ! A la remarque de mon patron du jour, je constate que le serveur se raidit un peu plus. Et à cet instant précis, je suis presque sûr qu’il se serait caché dans un trou, s’il avait pu. Il a à peine le temps de balbutier quelques paroles plus ou moins audibles avant que j’enchaîne avec la suite. Je comprends que j’ai fait un bon choix culinaire lorsque Terreur commande également un plat avec un poisson pour ingrédient principal. Et puis, une fois le serveur parti, mon maître me laisse quelques paroles qui ont largement de quoi gonfler mon égo trop souvent piétiné. « Merci, chef. C’est un plaisir de pouvoir bénéficier de vos conseils tout en les mettant tout de suite en pratique. », je réponds tout en faisant attention à ne pas rater une miette de la suite. « Je suis pas un aussi grand spécialiste que vous pour ce qui est de la cuisine, chef. Mais j’ai pensé la même chose pour le poisson. Je vais tâcher de continuer sur cette lancée afin de ne pas vous décevoir ! », je réponds, toujours aussi enjoué par ce stage. D’ailleurs, maintenant qu’il le dit, je crois que Lignac est davantage spécialisé dans les pâtisseries et autres desserts, non ? Alors pourquoi ses sbires se lancent dans un restaurant complet au lieu de simplement faire ce qui est réellement à leur portée ? Bah, peu importe. Il faut que je vois le bon côté de ces décisions stupides : ça permet à des super-vilains de venir allègrement critiquer leur gastronomie. En fait, c’est plus bénéfique pour nous que pour eux. Alors autant pas s’en plaindre.

Maintenant, il faut patienter jusqu’à l’arrivée des plats. Les repas finissent par arriver dans un délai un peu plus raisonnable que pour la prise de la commande. Allez, je suis dans le truc là, j’ai hâte de pouvoir critiquer ces recettes. Première impression : le visuel. Dans les quelques émissions de cuisine que j’ai pu voir dans ma vie, j’ai constaté que ça fait partie des éléments primordiaux. Une bonne présentation avec tous les ingrédients permet de donner envie au consommateur. J’observe donc rapidement l’assiette dès qu’elle est posée sur la table. Je prends quelques secondes avant que les premières critiques fusent, directement sur ce pauvre serveur qui a pas eu le temps d’aller bien loin et qui va encore se prendre un déluge de critiques. « Non mais sérieusement ?! On dirait de la bouillie ! Le turbot est en morceaux alors qu’on devrait avoir un magnifique filet doré ! Tiens d’ailleurs, il est même pas doré… Il est encore… Blanc ! Vous êtes sûrs que les cuisiniers l’ont bien cuit ?! C’est 6 minutes de chaque côté en arrosant régulièrement avec la sauce ! Ni plus, ni moins ! Et ces morceaux de calamars qui sont dispatchés partout dans l’assiette ? Y en a partout, c’est moche ! C’est vraiment la seule représentation que votre cuistot a trouvé ? Vous savez, ça aurait déjà été bien plus élégant même si ça avait été “juste” posé sur la demi courgette ! Et vous avez l’AUDACE de vous appeler restaurant ?! C’est honteux ! », j’enchaîne mon monologue en faisant tout pour que mes critiques soient crédibles. Je prends à peine le temps de respirer en parlant. Ce qui fait que le débit est assez… Rapide. Et encore, si le serveur et le reste du personnel de cet établissement pensent être tirés d’affaire, ils se trompent. J’ai pas encore goûté leur plat et je pense que je vais avoir beaucoup à dire au niveau du goût, de la consistance, de la sauce et de tout ce qui va avec. Je suis prêt à dénicher le moindre faux pas. Sans oublier que Terreur n’a pas encore pris la peine d’en rajouter un peu avec son propre plat de résistance.

Si on m’avait dit un jour que regarder des émissions culinaires me serait utile pour mes études… Je l’aurais pas cru. Et pourtant, ça a beau être incroyable, il faut bien que je me rende à l’évidence que c’est également vrai. Je suis certain que beaucoup de personnes aimeraient être à ma place. Surtout les véritables cuisiniers qui doivent bien comprendre que je suis un amateur. Mais en attendant, c’est moi qui suis à cette place, assis en face de Terreur, à critiquer des plats cuisinés par des soi-disant professionnels. C’est moi qui ai l’occasion d’épater un peu la galerie en montrant le peu de technique que je peux avoir grâce à la télévision. C’est aussi ça être un super-vilain : savoir se faire passer pour ce qu’on n’est pas avec peu d’éléments. Et je me débrouille pas trop mal puisque je parviens même à déstabiliser le serveur au point de le faire balbutier quelques rapides excuses. Il est suffisamment mûr pour être cueilli, désormais. C’est à Terreur d’agir et j’ai hâte de voir ce qu’il va faire. Je scrute ses moindres gestes, ses moindres mimiques, ses moindres regards. J’aurai pas souvent l’occasion de revoir un professionnel en action avant de moi-même en devenir un. Alors, j’apprends, j’essaye de garder en mémoire tout ce que j’estime utile pour mon apprentissage. Je sens qu’il fait monter la pression et ça me donne de l’énergie pour la suite. Et là, je pense capter le message sous-jacent dans l’action de Terreur. Il donne de l’espoir au serveur en laissant entendre que le goût peut possiblement rattraper cette affreuse présentation. Le léger soupire de soulagement de l’employé signe en réalité le début d’un nouveau désastre. La mise en scène se poursuit lorsque mon maître de stage plonge sa cuillère dans sa soupe avant de la ramener à sa bouche et de goûter le bouillon du bout des lèvres. Il laisse quelques secondes passer, sans doute pour davantage de suspense. Le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est efficace puisqu’un rapide regard en direction du serveur m’informe qu’il attend avec un air très peu serein clairement affiché sur le visage. Attention, démonstration dans 3… 2… 1...

La cuillère du maître Terreur est délicatement reposée dans le plat. C’est là que la voix grave du maître cuisinier retentit, lâchant des critiques virulentes - et très probablement méritées. Pas le goût du poisson, immonde. Oui, il faut croire qu’ils servent ça à leurs clients. La suite du stage devient encore plus intéressante lorsqu’il ordonne d’aller chercher le chef. Pendant un instant, j’en viens même à me demander si c’est là une utilisation de son fameux cri perçant. Et puis, je me dis qu’un vilain de son ampleur doit savoir parler aussi fort sans avoir recours à un quelconque pouvoir. Et ça me fait un peu plus réaliser à quel point il est incroyable et à quel point il me reste encore du chemin à parcourir. C’est ça, un super-vilain. Le serveur comprend très bien le danger qui le guette puisqu’il gémit comme un rongeur avant de littéralement foncer vers les cuisines. Je ricane discrètement en voyant cette scène magistrale et en captant le clin d’oeil de mon maître. Il est merveilleux, c’est indéniable. « D’accord, chef, avec plaisir. », je réponds, sourire aux lèvres, attendant impatiemment que le fameux sbire arrive. Et ça, étrangement, ça tarde pas. Il s’approche de nous et une fois à notre niveau, il nous toise sans se douter de ce qui va lui tomber sur le coin de la figure. « Vous vouliez me voir ? », qu’il demande en nous fixant l’un après l’autre. Je me racle la gorge avant de détacher un morceau du turbot pas cuit à l’aide de ma fourchette. Peu convaincu, je le mets dans ma bouche et je mastique… Je mastique… Je mastique… Lentement. Difficilement. Et enfin, je parviens à l’avaler. « Vous osez réellement servir ces “plats” dans votre restaurant ? Ils sont immondes ! J’ai déjà fait part du ridicule aspect visuel à votre serveur mais le goût est pire ! Le turbot donne l’impression de manger du caoutchouc ! C’est extrêmement désagréable en bouche ! », je fais des grands gestes avec mes bras dans le but d’appuyer mes propos. Je goûte ensuite le calamar, les courgettes, la sauce les uns après les autres. Puis, je goûte le tout dans une seule bouchée. Et comme à chaque fois, j’ai du mal à avaler. Je fais même plus ou moins semblant de vouloir vomir au moment d’avoir l’ensemble dans ma bouche. « Et vous vous prétendez chef ?! Rien de tout ça est à la bonne cuisson ! C’est immonde, tout simplement immangeable ! Vous l’avez eu où votre diplôme ? Dans un kinder surprise ?! Vous avez le culot de proposer ça aux visiteurs, c’est inadmissible ! Et je suis prêt à parier que toute la carte est à revoir ! Vous avez des compétences culinaires, au moins ?! », je soutiens son regard en débitant mes paroles avec le même ton et la même rapidité que les précédentes. Je me dois d’être le plus crédible possible et si c’était facile devant l’employé… J’ai conscience que ça risque d’être un peu plus compliqué avec le sbire. Néanmoins, j’espère qu’il va mordre à l’hameçon et que je vais marquer d’autres bons points avec Terreur.

Je sais pas si ça transparait mais je suis hyper fier d’être assis là aujourd’hui. Je veux dire… Vous imaginez le nombre de personnes qui rêveraient d’être à ma place ? Et non, c’est un petit gars comme moi qui profite sans vergogne des enseignements d’un maître de la vilenie. Et ça, c’est le top. Alors je fais tout ce que je peux pour épater mon patron du jour, qu’il ait la meilleure impression possible sur moi et mes capacités. Je suis pas idiot, je sais très bien qu’une fois le stage terminé, Terreur va pondre un rapport à mon sujet et j’ai vraiment envie qu’il soit exemplaire ; que l’institut Trueman reconnaisse enfin le potentiel qui est le mien. Et vu le déroulé des événements, je pense que je peux me montrer assez confiant. Je critique sans aucun regret, dénigrant un plat qui, s’il n’est pas purement immangeable - ça reste quand même meilleur que ce qu’on peut me servir en tant qu’FDP -, n’a pas non plus l’étoffe de la grande gastronomie. Et j’avoue que ça rend l’exercice beaucoup plus aisé. C’est peut-être étonnant mais je me sens dans mon élément et ça me rassure quant à mes choix de vie et de carrière. Quelle autre voie offre la possibilité de critiquer aussi ouvertement un chef culinaire ? Aucune autre, à ma connaissance et c’est ça qui est si beau dans ce métier. Pouvoir ridiculiser un patron, peu importe le domaine, ça refait une journée, finalement. Quoi qu’il en soit, j’ai lancé les hostilités et maintenant, c’est à Terreur de faire sa grande entrée en scène devant le cuisiner. Je dis rien mais je sens la palpitation monter dans ma poitrine en attendant le dénouement de ce jugement.

Sentant le coup venir, je me bouche les oreilles tant bien que mal avant de pousser ma chaise de façon à m’écarter un peu de la table. Terreur commence à parler et plus il le fait, plus sa voix grimpe en décibels ; lâchant des critiques cinglantes au passage. Le chef devient tout blanc avant de s’évanouir sur le sol, des filets de sang coulant le long de ses oreilles. Deux de ses commis tardent pas à arriver. Enlevant mes doigts de mes oreilles, je profite de ma position soigneusement calculée pour tendre les jambes - en faisant mine de m’étirer - pile là où les renforts passent. Et bingo, les voilà qui viennent lamentablement s’emmêler les pieds sur mes jambes pour finir le nez par terre, à côté de leur chef adoré. J’affiche un air innocent comme si j’étais coupable de rien : oups, je les avais pas vus, suis-je capable de répondre si on me demande des comptes. En attendant, mon attention se porte sur mon maître de stage et sa prestation de folie. « Wah... », est le seul son que je parviens à créer, étant beaucoup trop occupé à fixer Terreur avec un regard brillant d’admiration. Quel charisme, quelle force. Dire que c’est ça, un vrai super-vilain. Admirable. Merveilleux. Tout simplement.

Ah, plaît-il, c’est déjà fini ? Non, non, non ! On s’amuse vraiment là, on est vraiment obligé de s’arrêter en si bon chemin ? Poussant un soupir discret, j’avise tout de même les « cadavres » qui jonchent le sol de la salle du restaurant. Un chef-cuisinier avec les tympans en sang et plusieurs commis également tous dans les vapes grâce à… moi. Le tableau est splendide mais la vision de cette scène me fait bien comprendre que j’arrive inévitablement à la fin de mon stage. Sérieusement, on peut pas recommencer ? C’est la première fois que je fais ça mais c’était tellement jouissif de démonter verbalement les plats et ensuite, de s’en prendre à ceux qui ont osé participer à la création de tout ça. Je cache pas me déception de l’arrêt de cet épisode lorsque le caméraman annonce officiellement la fin du tournage. Bon au moins, elle est bonne, j’imagine que c’est toujours ça. Je dis rien mais je reste admiratif de mon boss du jour quand j’entends le mec à la caméra parler de demain et du combat final entre Terreur et Lignac. Et moi, je serai pas là pour voir ça parce que je serai déjà retourné sur les bancs de l’école. Non vraiment, une journée, c’est beaucoup trop court. Mais bon, il paraît que c’est pas moi qui décide de la durée des stages.

La tristesse quelque peu lisible sur mon visage, je regarde l’équipe de tournage sortir du restaurant. J’attends qu’on me fasse signe de bouger avant d’aller à l’extérieur à mon tour. Le temps que le staff technique remballe toutes les affaires, je me retrouve seul avec mon maître de stage pour un dernier bilan. Et quel bilan ! Il me fait des compliments qui me mettent le sourire jusqu’aux oreilles et qui me rendent fier comme un paon. Attendez : c’était bien et il croit en mon potentiel de super-vilain. Si c’est un rêve, surtout, qu’on me réveille pas. Bien sûr que je sais écouter et appliquer les conseils, je suis pas débile contrairement à ce que la plupart des gens pensent. « Sérieusement ?! », je m'extasie et mes yeux se mettent soudainement à briller quand j’entends sa proposition pour un travail durant les vacances. « Euh, je veux dire : ce serait un immense honneur et, pour moi aussi, un incommensurable plaisir de pouvoir travailler de nouveau avec un grand super-vilain comme vous en tant que sidekick. Je vous recontacterai, faites-moi confiance. », woh, j’ai tellement tapé dans l’oeil de Terreur qu’il me propose un petit boulot de Sbire. Impossible de refuser. Et puis, ça fera tellement bien sur mon CV ! Le must du must, c’est quand il tend sa main dans ma direction. « Merci pour tous vos précieux conseils que j’oublierai jamais. », dis-je sur un ton plus solennel en serrant la main du merveilleux Terreur. Je crois que ça veut dire qu’il me considère comme un égal ? Cette journée est une véritable réussite et j’ai déjà hâte de raconter tous ces moments uniques aux copains.