I missed you... | Ft Altéa

Altea était assise dans cette salle de classe de l’Institut Trueman, le regard tourné vers le tableau, les pieds immobiles posés sur le sol, le dos collé au dossier de la chaise en plastique gris. Ses mains s’agitaient au-dessus de ses feuilles, comme si elle prenait attentivement des notes. La jeune fille avait la posture d’une bonne élève, appliquée, sérieuse, et pourtant, son esprit était ailleurs. Depuis le début de l’heure, elle n’avait pas écrit un mot ayant trait au cours, elle n’en avait même pas écouté un seul. Ce qu’elle traçait de sa main gauche, ce n’étaient que des spirales, de bêtes spirales, qu’elle avait faites de petites tailles pour que son inattention ne soit pas remarquée. Plus exactement, elle dessinait de microscopiques labyrinthes en forme de spirale, ce qu’elle faisait souvent lorsqu’elle réfléchissait. Sa grande concentration à tracer ces courbes ne reflétait que l’intensité du problème qui la préoccupait. Elle était indécise, comme souvent en ce moment. Quelque part ailleurs dans cette classe –en fait non, pas quelque part ailleurs, Altea savait exactement où elle était, trois rangs devant elle et quatre chaises plus à gauche – se trouvait Tabitha. Tabitha, ou la femme qu’elle aimait depuis son adolescence. Tabitha sa petite amie, aussi, car elles étaient en couple depuis plusieurs années. La seule qui n’ait jamais fait battre le cœur de la jeune Tsumi – et la seule qui ne le ferait jamais, pensait-elle souvent. Comment aurait-elle pu aimer quelqu’un d’autre que Tabitha, elle qui était si extraordinaire, elle qui était sa meilleure amie autant que son amour. Mais maintenant, tout était plus compliqué. Alors qu’elles ne s’étaient jamais cachées, elles devaient maintenant masquer leurs sentiments, et tout cela parce qu’elles étaient deux espionnes à l’Institut Trueman.

Jouer chacun son rôle en parallèle mais ensemble, poursuivre un objectif commun, un objectif de super-héroïne, qui plus est, dans l’idée, cela aurait pu être l’occasion de se sentir encore plus ensemble. Entre les murs de cette école, c’était elles deux contre le reste du monde. Certains un peu trop imaginatifs auraient même pu trouver cela sexy, ce petit jeu, ces tentatives de ne rien laissaient par être de leur attirance et de leur amour. Altea était loin de penser cela. Pour elle, ces masques qu’elles étaient imposées n’étaient que souffrance, et chaque minute qui passait en compagnie de la belle Tabitha lui donnait encore plus envie de les arracher. Ces instants dans les salles de classes symbolisaient parfaitement ses dilemmes quotidiens. Devait-elle céder à sa tentation, et croiser son regard dans un effleurement délicieusement douloureux ? Ou valait-il mieux qu’elle continue de regarder droit devant elle, faisant comme si Tabitha n’était pas là, pour mieux jouer leurs rôles respectifs et ne pas se trahir ? Elle avait tenté de respecter la seconde option. Puis elle avait pressenti le regard de Tabitha sur elle, ses yeux qui cherchaient les siens. Que penserait Tabitha, si Altea continuait de l’ignorer ainsi ? Est-ce qu’elle douterait des sentiments de la plus jeune ? Est-ce qu’elle lui en voudrait ? Altea avait beau savoir que leur relation était solide, et qu’elles n’allaient pas se séparer pour si peu, elle ne pouvait s’empêcher de se poser ces questions. Elle tenait trop à Taby pour ne pas y penser, et surtout, cette situation brouillait tous ses repères. Et évidemment elle s’était retournée, et elle l’avait regardé, se retenant seulement de lui sourire.

Ce premier dilemme la ramenait inévitablement à son deuxième dilemme, plus important, plus intense. A chaque fois qu’elle voyait sa meilleure amie dans son rôle de super-vilaine, à chaque fois qu’elle ressentait la brûlure de leur « éloignement ». A chaque fois qu’elle devinait la douleur que cela créait chez Tabitha. Tout cela, c’était de sa faute, se disait-elle, c’était elle qui avait entraîné sa petite amie dans toute cette histoire. Si elle n’avait pas voulu partir à l’Institut Trueman pour renouer avec Basilio et enquêter sur les traces de son père, Tabitha n’aurait pas eu à venir l’Institut, en partie pour la rejoindre, et ni l’une ni l’autre n’auraient eu à jouer les espionnes et à masquer leurs sentiments. Elles auraient simplement vécu tranquillement leur histoire en Floride, et elles auraient pu être ensemble autant qu’elles le voulaient. Mais non, Altea avait tout compliqué. Elle avait en quelque sorte sacrifiée Tabitha pour sa quête, et parfois, elle n’était pas vraiment sûre que cela vaille le coup.  D’où le nouveau dilemme. Elle était partagé entre son sens de la loyauté envers sa famille et son amour pour celle-ci, qui l’avait poussé à traverser un océan pour chasser des fantômes, et son envie de juste vivre son avenir, sa vie, son amour avec Tabitha, et de laisser tomber tout le reste. Deux tendances, qui en ce moment précis, étaient difficilement compatibles.

Elle quitta la salle de classe dans un état de pilotage automatique, trop occupée avec ses pensées pour prêter à attention à ce qui se passait autour d’elle. Ce qui l’en sortit, ce fût la vision de Tabitha adossée au mur et les bras croisée, une pose presque martiale pour signifier une envie d’en découdre. Une chose ne changeait pas entre la Tabitha Truelle qu’elle connaissait et cette Tabitha Trueman, c’était cette indéniable détermination. Altea comprit aussitôt où la jeune femme voulait en venir, et elle répondit aux « menaces » -qui, pour elle, sonnaient davantage comme des promesses – par un clin d’œil discret. Et aussi par un grand sourire sincère, un sourire qui contenait tous ceux qu’elle avait dû retenir. Avec son air benêt, elle suivit Tabitha dans les couloirs. Elle ne se demanda même pas ce qu’elle avait en tête –elle le savait, la même chose qu’elle. Elle ne se demanda pas non plus où elle les menait, se laissant agréablement mener. Elle essaya juste de réprimer son sourire, et d’afficher l’air d’une élève sur la défensive, en croisant à son tour les bras. Il valait mieux, car des regards étaient tournés vers elles. Nombreux étaient ceux qui se demandaient ce que la Trueman allait faire à cette FDP. S’ils savaient…

S’ils savaient que Tabitha la guidait vers une salle de classe vide. Et surtout s’ils savaient que sitôt la porte refermée, elles allaient s’embrasser. Qu’est-ce que cela lui avait manqué, ces longues étreintes… Altea prolongea le plus possible leur baiser passionné, ses mains s’accrochant tantôt sur la nuque sa partenaire, tantôt remontaient pour lui caresser le visage. Puis leurs lèvres se séparèrent un instant, mais pas leurs corps. Pendant ce rare moment de tranquillité, Altea ne voulait pas instant lâcher Tabitha, ne pas manquer instant de présence de son corps. Alors qu’elles reprenaient leur souffle, elle posa son front contre celui-ci de Taby. Taby qui, après avoir pris ses lèvres, prenait aussi les mots de sa bouche. Elle aussi, lui avait terriblement manqué.

-Non. Plus jamais, confirma Altea. Toi aussi, tu m’as énormément manqué… Surtout maintenant que nous avons notre propre « Salle sur demande ». Nous voulions un endroit pour être ensemble… et le voilà. T’es géniale d’avoir trouvé ça parmi toutes les salles ici, ça aurait pu prendre des mois avant de trouver la bonne… Et Tabitha Trueman peut toujours inventer un tâche à imposer à Altea Tsumi chaque semaine… ou plusieurs fois par semaine, qui oserait lui refuser quelque chose ?, plaisanta-t-elle, avec un petit sourire mutin.

Et sur ce, elle posa de nouveau ses lèvres sur celles de Tabitha, pour reprendre leur baiser comme s’il n’avait été interrompu. Ou pas tout à fait. Au baiser passionné succédait un baiser plus doux, comme si elles voulaient savourer chaque petite sensation individuelle et les faire durer le plus longtemps possible. Il y avait cette pièce et… elle avait quelques autres idées d’endroits où elle aimerait retrouver Tabitha. Après tout, dans l’enceinte de l’Institut, tout était compliqué, mais rien n’interdisait à l’héritière Trueman de se balader dans Paris et d’y retrouver son amoureuse à l’abri des regards ? Et après s’être de nouveau embrassées, Altea prit la main de Tabitha, et l’invita à s’asseoir contre un mur. Elle se colla ensuite à son meilleure ami, en gardant toujours sa main dans la sienne, et posa sa tête contre son épaule, non sans avoir déposé quelques baiser au creux de son cou avant. Elle adorait embrasser Tabitha… mais à ce moment précis, alors qu’elle retrouvait enfin celle qui lui avait tant manqué, elle avait aussi envie de lui faire un grand câlin.

-Je suis désolée Tabitha. C’est de ma faute. Si je n’avais pas voulu venir ici, on n’aurait pas eu à se cacher, on aurait pu être tout le temps ensemble… Tu m’en veux ? demanda Altea, posant enfin la question qui lui pesait depuis le début de la semaine.

Vous cherchez le nom de la femme parfaite ? Ne cherchez plus, Altea le connaît, depuis longtemps. Il s’agit bien sûr de « Tabitha Truelle ». Sa Tabitha. La jeune femme savait parfaitement trouver les mots et les gestes pour apaiser les craintes de sa petite amie. La douce caresse contre son crâne et la sensation électrique des doigts fins de Taby se glissant dans les mèches de ses cheveux étaient déjà une preuve que son amour ne lui en voulait pas. Altea plongea longuement ses yeux bleus dans le regard confiant de sa belle, et elle voulut y puiser la force dont elle manquait. La force de croire en l’avenir, en leur avenir. Croire en elles et en leurs capacités à surmonter tous ces obstacles. La force de faire taire les doutes et les angoisses en elle, la peur de ne pas être à la hauteur de sa merveilleuse partenaire. La force d’arrêter de craindre qu’un jour, tout s’arrêterait, de la même manière que toutes les relations fortes qu’elle avait entretenues depuis son enfance s’étaient brisées, les unes après les autres. Ses liens familiaux s’étaient défaits les uns après les autres, et elle s’était du jour au lendemain retrouvée détestée par ceux qui l’avaient aimaient, ses cousins, et accablée par le vide de disparitions. Elle luttait pour y croire, croire que son histoire avec Tabitha ne se terminerait pas comme toutes les autres. Souvent, Altea était prise d’une mélancolie angoissée, à la pensée qu’on ne se rendait jamais compte à l’avance de quand était la dernière fois que l’on faisait une chose, jamais on n’anticipait le moment où cela arriverait. Que ce soit la dernière fois que l’on utilise un jouet d’enfance, ou la dernière fois que l’on voit une personne, rien de tout cela ne pouvait être deviné à l’avance, aucune cérémonie n’était permise pour faire un adieu définitif, en pleine conscience à cette chose. Et elle luttait pour faire taire les voix anxieuses, qui lui rappelaient que ce baiser qu’elle avait échangé avec sa petite amie, peut-être que c’était le dernier. Peut-être que c’était la dernière fois qu’elles se serraient dans leurs bras. Qu’elles le veuillent ou non, quelle que soit la force de leur amour, elles n’étaient que peu de choses face à un déferlement de circonstances malheureuses. Ce n’était pas impossible, c’était imprévisible, et elle ne pouvait pas l’oublier.

Elle ne pouvait pas l’oublier, mais elle pouvait les bâillonner, les estomper, lorsque Tabitha lui en donnait une occasion si parfaite, en lui transmettant par la voix et le toucher sa certitude. Les arguments logiques de la jeune femme parvinrent également à briser les pensées angoissées d’Altea. Elle avait raison, elles auraient pu se retrouver sur des continents séparés… Et cela aurait été bien pire qu’aujourd’hui. Altea soupira légèrement, à la fois parce que cette pensée la ramenait un peu à leur souffrance actuelle, mais surtout parce qu’elle imaginait son potentiel désarroi si elle avait été restée aux Etats-Unis, avec une Tabitha envoyée seule jouer les espionnes en France. Une chose était sûre, elle n’aurait pas résisté très longtemps à la tentation de sauter dans un avion pour rejoindre son âme sœur.

- Oui c’est vrai, ils auraient pu faire ça… Ils auraient pu aussi te laisser composer le rôle de ton choix, pour qu’on puisse avoir une bonne excuse pour se voir autant qu’on le veut, mais… si tu dois jouer  ce rôle, c’est parce qu’une fille aussi brillante que toi ne serait pas passée inaperçue de toute façon. Tu aurais été trop douée pour une inconnue à leurs yeux, alors il fallait bien que tu deviennes la fille d’Armand Trueman. dit Altea, qui cherchait une consolation dans cette demi-logique, demi-plaisanterie et qui en profitais pour glisser de sincères compliments à sa petite amie. Et heureusement que nous sommes dans la même ville… je n’aurais jamais supporté que nous soyons sur deux continents séparés… Même si on était dans un monde où il n’y avait ni avion, ni bateau, s’il le fallait je franchirais l’océan Atlantique à la nage pour te rejoindre, ajouta-elle en murmurant.

Elle releva un instant sa tête pour plonger son regard dans celui de Tabitha.

-Sois fière, Tabitha Truelle, tu as gagné. Je vais arrêter de dire ces bêtises, comme tu dis.

Sur ce, Altea déposa un baiser sur le front de la belle jeune femme, puis elles restèrent comme cela en silence, leurs mains entrelacées et leurs têtes reposant l’une sur l’autre. Elle était dans cet état de bonheur quand Tabitha lui fit sa belle déclaration. Altea lui répondit d’abord par un sourire, un simple sourire parce qu’elle était trop émue pour lui répondre immédiatement. Ce n’était certes pas la première fois que les deux jeunes femmes exprimaient leur amour, mais pour Altea, ce n’était jamais devenu insignifiant, anodin. Un peu comme si à chaque fois cela restait une surprise. Dans sa vision de la vie, rien n’était acquis, alors chaque déclaration lui faisait à peu près le même effet que la première. Sous leurs mains entrelacées, Tabitha pu sentir une petite augmentation du rythme cardiaque de son amante. Prise entre deux courants, celle-ci ne savait pas si elle avait envie de rire, de pleurer, ou de l’embrasser. Sûrement les trois. Alors elle répondit d’abord par un nouveau baiser.

- Moi aussi je t’aime plus que tout Tabitha… Je ferais tout pour toi. Pour « nous ». Tu es l’amour de ma vie… et tu es aussi la chance de ma vie, tu sais ? T’es mon bonheur. conclut Altea, pensant chacun de ses mots.

Leur embrassade se communiqua dans tout leur corps, l’étreinte se resserra, cette fois chacune parcourant avec ses mains le corps de l’autre. Un sourire éclaira le visage d’Altea lorsque Tabitha émit l’idée que « Tabitha Trueman » aurait bientôt besoin d’elle. Une idée qui plaisait beaucoup à la jeune femme, évidemment.

- Oh, je crois aussi… Tabitha Trueman aurait-elle besoin d’une servante au pouvoir puissant, et aurait passé un deal secret avec la-dite servante ? Ou alors Peut-être que Tabitha Trueman est indisposée par des saignements de nez réguliers, et a besoin de quelqu’un capable de rapidement les arrêter… avant que les gouttes ne viennent entacher sa belle allure.

Ces derniers mots étaient une transition. Certes, Altea avait commencé à réfléchir à un prétexte sérieux à sa présence auprès de Tabitha –enfin réfléchir, c’était un grand mot, elle n’avait fait que balancer la première idée qui lui venait en tête – mais… autre chose occupait davantage ses pensées en ce moment. Il serait toujours temps de réfléchir sérieusement à des prétextes plus tard, elles pouvaient toujours en discuter par messages ou s’appeler discrètement… D’autres choses ne pouvaient être faites qu’en présence de l’autre.

-  Tabitha Trueman pourrait aussi avoir besoin d’aide pour vêtir chaque matin son auguste personne… et pour se dévêtir chaque soir ? dit-elle avec sa voix douce tout en dénouant lentement la cravate d’uniforme de sa belle. Une fois le nœud défait, elle fit glisser la bande de tissus doucement pour la poser sur ses genoux, dans un geste théâtral. Et ensuite, ses doigts défirent doucement quelques boutons de la chemise de Tabitha, et elle déposa quelques baisers sur ces espaces libérés. Ou aimerait-elle une main experte pour arranger sa somptueuse chevelure ? poursuivit Altea en faisant glisser une mèche rebelle de son amour derrière son oreille. Et elle posa ensuite ses yeux sur ceux de Tabitha, pour voir si elle entrait dans ce petit jeu.