Loin de la foule déchaînée [PV Daphné]

Il y avait très peu d'endroits à l'Institut Trueman où Altea se sentait bien et détendue. Si elle n'avait jamais aimé les salles de cours,  c'était encore pire ici. Là où à Jacksonville c'était leur ignorance et la nécessité de la maintenir qui la séparait de ses camarades, ici, c'était l'incompatibilité de leurs valeurs. A quelques exceptions prêts, elle éprouvait toujours un malaise à leur parler. Même lorsque les conversations étaient sympathiques, ce qui était par ailleurs rare, un obstacle demeurait. Elle ne pouvait pas dissocier entièrement l'individu gentil et ouvert qui lui parlait avec la personnalité de super-vilain qu'il pouvait adopter. Elle pouvait suffisamment faire la différence entre acteur et personnage, mais il restait toujours chez eux une motivation à faire le mal. Elle pouvait apprécier suffisamment une conversation légère pour se faire des potes, s'entourer quelques minutes dans la journée, mais elle ne pouvait pas s'en faire des amis. Le réfectoire n'était pas davantage un refuge. Outre que la nourriture réservée à ceux de sa caste n'avait rien de réconfortante, il y régnait un climat de tension permanente, pour une raison aussi atterrante que "arriver en premier pour se resservir", et le caractère de la brune se prêtait mal à toute cette agitation. Enfin, le dortoir des FPDs, où elle se sentait encore comme une intruse, n'était pas davantage confortable. Si le fait de partager sa chambre avec Basilio était désormais un peu moins pénible pour eux deux, la promiscuité avec les inconforts ne permettait pas réellement de se détendre, sauf pour jouer quelques instants avec son chaton. Il y avait donc seulement deux endroits où elle pouvait se sentir bien : la bibliothèque grâce à la présence d'Alec et le parc.

Or, la bibliothèque n'était pas un endroit pour discuter. Le parc à l'orée de la nuit était en revanche le lieu parfait pour une conversation tranquille. C'était donc là, à un endroit précis où elle aimait se rendre qu'Altea avait donné rendez-vous à Daphné. Daphné avait quelques années de plus qu'elle et elle venait d'arriver à l'Institut. Elles s'étaient rencontrées peu de temps après l'arrivée d'Altea à Paris, parce qu'elles fréquentaient toutes les deux une piscine aux mêmes heures, et se détendaient en enchaînant quelques longueurs. Elle adorait ça, Altea, nager. Tant qu'elle était immergée, elle arrivait à se concentrer uniquement sur ses sensations, sur son impression d'être entouré d'une matière fluide, et surtout qu'elle flottait. Dans l'eau, elle était portée, elle n'avait pas l'impression de devoir en permanence se battre pour avancer. Nul besoin de lutter contre sa propre nature pour suivre des cours de super-vilains, nul besoin de lutter contre Basilio pour qu'il l'accepte et arrête de la blâmer pour son accident, et nul besoin non plus de penser à des stratégies pour retrouver son père disparu. Elle pouvait lâcher tous ces problèmes et ne penser plus à rien. Aller à cette piscine avait été l'une de ses meilleures idées depuis qu'elle avait quitté Jacksonville, puisqu'elle y avait aussi rencontré un autre étudiant de l'Institut, Cléo, avec qui le courant était vite bien passé.

Avec Daphné, elles mirent du temps avant de se parler. Altea l'avait remarquée au bout de quelques séances, elle était discrète mais ne passait pas complètement inaperçue. C’était l’une des rares jeunes d’à peu près son âge à fréquenter l’endroit à cette heure-là. Avec ses cheveux très blond et son visage diaphane, elle avait vite retenu ses traits. Elles ne s’étaient pourtant parlé que plus tard, lorsque Daphné avait oublié une de ses affaires. La brune l’avait remarqué et –réflexe de super-héroïne bien élevée- était allée lui donner. Après cela, elles avaient encore conversé quelque fois, sans se dire grand-chose, mais c’était un contact agréable. Puis un jour, Daphné s’était écorchée sur un carrelage abîmé. Altea n’avait pas hésité à lui proposer de la soigner grâce à son pouvoir, et c’est là que la discussion pris un tour inattendu. La nageuse l’avait questionnée sur son pouvoir et Altea avait fini par lui apprendre qu’elle étudiait à l’Institut Trueman. Or, Daphné voulait y aller, mais son absence de pouvoir lui interdisait l’entrée. En théorie seulement. Elles eurent l’idée de faire croire que Daphné avait le pouvoir de soigner les autres : elle se blesserait et Altea se cacherait derrière la porte pour faire cicatriser la coupure. Si Altea avait accepté avec enthousiasme d’aider Daphné, c’était bien sûr parce qu’elle aimait les autres mais aussi beaucoup parce que, même si elle la connaissait peu, elle appréciait déjà la jeune femme. Elle avait l’air discrète et gentille, et comme Altea, elle s’inquiétait pour ses proches à l’Institut. Peut-être parce qu’elle aussi gardait des secrets, la brune avait l’impression que c’était aussi le cas de Daphné, mais elle ne la questionnait pas. En tous cas, la Tsumi ne pouvait pas refuser de l’aider, et voulait aussi garder contact avec elle. Pour être honnête, elle s’inquiétait un peu pour la blonde. Elle se disait que l’arrivée à l’Institut Trueman et en particulier chez les FapFap pouvait être rude…

Altea n'avait pas proposé de se retrouver près de l'étang bien qu'elle appréciait la fraîcheur qu'il procurait, car cet endroit était l'un des plus populaires de l'Institut. Elle avait donc choisi une petite colline avec quelques arbres, plus éloignée des bâtiments. Là, les deux jeunes femmes pourraient parler sans risquer d'être dérangées ou épier. Elle avait compris que la FapFap ne souhaitait pas être vue trop souvent en compagnie d'une FDP, et au fond, Altea le comprenait, d'autant plus qu'elle avait la réputation d'être gentille, d’avoir sa place chez les supers-héros et pas chez les super-vilains. L’Américaine se disait qu’il ne valait mieux pas aggraver la situation. C’était aussi pour cela que les deux filles avaient décidé de se retrouver directement sur place et de ne pas faire le trajet ensemble à partir de l’Institut. La plus jeune était arrivée en premier, elle guettait donc des signes de Daphné. Et justement, elle l’aperçu arriver et lui fit signe de la main.

-Hello Daphné ! la salua-t-elle avec un sourire. Comment ça va ? Tes premiers jours à l’Institut se sont bien passés ?

« Comment ça va », la question la plus banale pour commencer une conversation… Mais elle s’intéressait réellement à la santé mentale de la FapFap.

Le sourire d’Altea s’élargit lorsqu’elle vit celui de Daphné. Et puis elle eût un air un petit peu plus préoccupé lorsque la blonde précisa « avoir connu mieux ». A vrai dire, Altea n’en doutait pas, arriver ici quand on n’a rien d’un super-vilain n’était pas si simple, et elle craignait que les Omégas et les Fonds de Placard soient faciles à vivre comparés aux FapFap… Et en plus elle s’inquiétait pour ses proches, donc ce n’était pas très étonnant. Malgré tout, son aînée avait l’air d’aller à peu près bien, et Altea se dit qu’elle lui avait offert une réponse sincère. Elle fit une moue compatissante lorsque Daphné précisa ne pas aimer les cours ici, elle comprenait parfaitement sa gêne. Elle répondit à son tour à la question rituelle.

- Moi ça va, ne t’inquiète pas. Bon j’avoue que mon confort a bien décliné depuis que je suis passée dans le dortoir des FDPs, on va vu mieux que les dortoirs de six pour le sommeil, mais j'ai un peu l'habitude de pas dormir beaucoup. Je prends du café à longueur de journée et ça va, rigola-t-elle.

En réalité, ses problèmes de sommeil n’étaient pas entièrement dus à la proximité avec les autres Fonds de placard, même si ça n’aidait pas. Certes, elle n’avait jamais partagé une chambre avec tant de personnes, et les bruits des uns et des autres –les ronflements, les bruits de ceux qui parlaient pendant leur sommeil, les grincements des matelas – la perturbaient. A part Basilio, elle ne connaissait pas assez bien chacun de ses « colocataires » pour trouver agréables ou rassurantes ces manifestations de présence. Elle n’en était pas non plus agacée ou énervée non plus, parce que personne ne maîtrisait son sommeil, mais il lui arrivait de laisser échapper des soupirs las lorsqu’un ronflement retentissait. Mais ce n’était pas vraiment cela qui l’empêchait de faire tranquillement le tour du cadran. Déjà, lorsqu’elle partageait sa chambre avec Basilio, elle dormait peu. Elle avait élaboré des stratégies complexes pour sortir discrètement de l’Institut et passer la nuit à arpenter les rues parisiennes pour poursuivre son enquête sur la disparition de son père. A force d’organiser ses journées pour être alerte le soir, elle s’était décalée, et même le confinement qui interdisait de telles escapades n’avait pas parvenu à la faire abandonner cette nouvelle routine. Un peu comme si elle se tenait prête à reprendre dès que possible.

-Et puis comme toi, je n’aime pas beaucoup les cours, alors ça ne me dérange pas trop d’être fatiguée, je ne souhaite pas majorer… Bon j’avoue qu’il y a des classes intéressantes et utiles quand même mais… Des cours de torture, sérieusement ? Si tu veux on pourra discuter des modules de cours, j’ai repéré les moins pénibles depuis le temps, proposa Altea.

Elle grimaça ostensiblement en mentionnant les cours de torture. C’était vraiment celui auquel elle n’arrivait pas à s’habituer. Sur le plan théorique, elle arrivait à peu près à le travailler, parce qu’elle se disait que ça pouvait lui servir d’être au courant de cela, pour mieux se défendre, mais elle était absolument incapable d’appliquer froidement les techniques dans des exercices pratiques.

-Bon le seul avantage d’être chez les Fonds de placard maintenant, c’est que je m’entends mieux avec mon cousin Basilio. Je me souviens plus de si je t’avais beaucoup parlé de lui ? Il est étudiant ici aussi, il a un fauteuil roulant, tu l’as peut-être vu ? Comme moi avant il était chez les Omégas, mais on a fait… on va dire une bêtise ensemble, et on a été rétrogradés. Lorsqu’on était enfants, on était très proches, on faisait même partie d’un même groupe de super-héros, mais depuis c’est beaucoup plus compliqué… Il était furieux quand je suis arrivée ici, mais depuis qu’on est chez les FDPs, ça va mieux… Donc bon, ça pourrait être pire !

Le ton d’Altea avait pris une teinte un peu nostalgique en évoquant brièvement sa relation avec Basilio, mais elle avait terminé sa phrase avec plus d’entrain et d’enthousiasme. Elle n’hésitait pas à parler de lui à Daphné, peut-être parce qu’elle aussi avait des proches à l’Institut, et aussi parce que… elle se rendit compte qu’elle avait besoin d’en parler, au moins un peu. Parce qu’elle ne le faisait quasiment jamais, aussi. Dire ces quelques phrases lui avait permis de se rendre compte que oui, vraiment, leur relation était meilleure maintenant, même s’il la tenait toujours responsable de son accident. Altea se disait qu’il y avait un peu d’espoir, finalement. Ce ne serait peut-être jamais plus comme avant, mais au moins, il la haïssait moins maintenant… Après cela, Altea décida qu’elle avait assez parlé pour l’instant. Après tout, elle était aussi très curieuse et soucieuse d’en savoir plus sur la vie de Daphné à l’Institut Trueman, et surtout…

-Bon, et toi alors ? Est-ce que tu as retrouvé Owen ? demanda la Tsumi, enchaînant les questions juste après sa petite réplique optimiste. Et elle continua, en se disant qu’elle pouvait peut-être rassurer un tout petit Daphné en lui disant cela. Il n’est pas dans le même dortoir que moi, mais j’ai l’impression qu’il a pas mal d’amis dans le sien. Et avec les FapFap, ça se passe bien ?

Elle réajusta sa position et croisa les jambes en tailleur, comme pour signifier qu’elle avait tout son temps pour discuter avec Daphné.

Peut-être... Qu'elle avait parlé un peu trop? se dit mentalement Altea, après avoir longuement enchaîné d'une idée à une autre. Elle s’était laissé porter par son enthousiasme. Cela faisait vraiment longtemps qu'elle n'avait pas pu parler avec quelqu'un sans la moindre arrière-pensée, comme elle le faisait maintenant avec Daphné. Même lorsqu'elle était avec sa meilleure amie, Tabitha, Altea ne pouvait pas dire ce qu'elle pensait. La jeune adulte était obligée de faire attention au moindre de ses mots pour ne pas griller la couverture de l'espionne superhéroïne. Et avec tous les autres, elle devait au moins faire un effort pour montrer qu'elle n'en était pas arrivée complètement par hasard à étudier avec des supervilains, qu’elle essayait de le devenir. Même si pour tout le monde elle passait pour une fille beaucoup trop gentille et beaucoup trop héroïne, elle devait donner le change, respecter sa couverture. Avec Daphné, c'était différent. La jeune femme était encore extérieure à tout ce monde étrange des super vilains, comme elle, elle s'étonnait encore - voire s'effarait- du comportement des autres. Elles étaient deux observatrices en terres inconnues, chacune s'efforçant de trouver ses marques pour atteindre ses objectifs, et protéger ceux qui leur étaient chers. Parce qu'elle était en dehors de cet Institut, parce qu'elle avait un comportement somme tout très normal et surtout... gentil, Altea se sentait en confiance avec Daphné. Et aussi parce qu'elle était la gardienne de son secret, elle se disait que Daphné serait sûrement prête à garder certains des siens... comme sa non-méchanceté.

Altea était donc détendue, pour une fois, et... Ses petites maladresses sociales étaient revenues. La Tsumi était prévenante et douce avec les autres, mais elle n’était pas très à l’aise avec le contact social pour autant. Elle avait toujours préféré rester dans sa bulle familiale. Lorsqu’elle était enfant, parler avec ses cousins, cousines, oncles, tantes et parents lui suffisait amplement. Elle avait beaucoup de choses à partager avec eux et en comparaison, si peu avec les autres enfants, qui avaient des vies trop différentes de la sienne. Cet écart s’était accentué au début de son adolescence, lorsqu’elle avait vraiment pris conscience de la particularité de sa vie et de sa famille, et qu’en plus, elle commençait sa plongée dans le monde des superhéros. Si elle s’était aussi vite et aussi fortement liée d’amitié avec Tabitha, c’était en partie parce qu’elles évoluaient dans le même univers. Le reste du temps, étant enfant unique, elle avait appris à s’accommoder et à apprécier des instants de solitudes. Finalement, elle n’avait commencé à vraiment recherché le contact avec d’autres personnes, avec des inconnus que lorsque sa bulle familiale avait explosé. À cause de cette vie un peu à l’écart, elle avait toujours du mal à savoir exactement comment se comporter. Par exemple, pour savoir quelle était la meilleure manière d’entamer une conversation. Et une fois la conversation entamée, pour trouver des sujets qui pourraient intéresser l’autre. C’était aussi pour cela, en plus de son envie de parler, qu’Altea était passée rapidement et maladroitement d’un sujet à un autre.

Heureusement, Daphné ne se formalisait pas de cette conversation un peu décousue, et elle prit tranquillement le temps de réagir à tout ce qu’elle avait dit. (C’était d’ailleurs peut-être la preuve que son aînée avait une bonne mémoire…). Elle hocha la tête, lorsque Daphné lui expliqua avoir croisé rapidement Basilio, puis compatit lorsqu’elle lui exprima son désarroi face à ces cours qui changeaient beaucoup trop vite.

-C’est vrai qu’avec tous ces modules qui se terminent jamais au même moment, c’est vraiment compliqué… Je crois que toutes les deux semaines je dois refaire mon emploi du temps à cause de ça. Et en plus lorsque l’on fait son emploi du temps, il vaut mieux prendre en compte les habitudes du professeur. Par exemple, le prof du cours de charisme, Stanley White, arrive systématiquement avec deux heures de retard, si on ne le sait pas ça peut créer plein de conflits horaires… Enfin bref, on pourra y réfléchir ensemble, mais je suis sûre que tu vas arriver à prendre tes repères ! Tout le monde finit par s’en sortir, même des gens… bon, pas très malins quoi… alors toi il n’y a aucune raison que tu n’y arrives pas.

Altea s’arrêta à ce moment-là, se disant qu’elle recommençait à parler trop, et qu’elle allait assommer Daphné avec toutes ces informations… Il y avait des chances qu’elle n’ait pas encore entendu parler du cours de charisme, en plus. La Tsumi se reprocha cette intervention, en se disant qu’elle allait stresser encore plus Daphné, ou lui donner l’impression que c’était encore plus compliqué que ce qu’elle croyait, en lui parlant tout de suite de ce genre de détails… Si les impressions de Daphné concernant sa scolarité n’étaient pas très positives, au moins, les nouvelles concernant Owen n’étaient pas si mauvaises. Altea comprenait bien pourquoi Daphné trouvait cela « étrange ». Cette rencontre par hasard avait vraiment dû être perturbante. Parce que même si elle était venue là pour voir Owen, Daphné avait sûrement planifié des choses pour leurs retrouvailles, ou aurait eu envie de s’y préparer. Ce que le hasard n’avait pas permis. Altea perçut le ton préoccupé de la blonde lorsqu’elle parlait du gris, mais elle n’osa pas s’aventurer davantage sur ce sujet. Après tout, elles s’entendaient bien, mais se connaissaient encore que très peu, et elle n’était pas sûre que Daphné ait envie d’aborder des questions très personnelles avec elle. Surtout qu’elle était beaucoup plus jeune que Daphné, ce qui n’en faisait pas la personne idéale pour recevoir des confidences sur des histoires sentimentales.

Elle rit avec Daphné lorsqu’elle lui dit éviter le plus possible les autres. Ça, clairement, elle pouvait le comprendre… Et elle s’arrêta lorsqu’elle Daphné lui posa la fameuse question. Elle ne s’y attendait pas.

-Comment je fais pour survivre ici ? En éclatant les veines de ceux qui me cherchent, quelle question! dit-elle avec un sourire radieux et un air sérieux.

Bon, c’était une blague, évidemment. Le genre de blague que sortaient souvent les membres de la famille Tsumi. En réalité, Altea n’avait que très rarement éclaté les veines d’autres étudiants (ou sous-fifres…), ou fait une quelconque autre utilisation de son pouvoir. C’était une superhéroïne, elle gardait son code de l’honneur : il ne fallait pas faire usage de son pouvoir contre une autre personne à moins d’un danger immédiat. Certes, de temps en temps elle avait dérogé à cette règle. Très récemment, elle s’était défendue ainsi face à un groupe d’élèves pour les dissuader de la harceler. Elle en avait aussi fait usage, sous l’effet de colère, alors qu’elle n’était pas en danger. Mais bien que ce pouvoir ait parfois été un recours utile, ce n’était pas vraiment cela qui lui permettait de tenir. Peu après cette réplique, Altea se rendit compte que la blague n’était peut-être pas du meilleur goût pour Daphné, elle qui n’avait même pas cette possibilité d’attaquer les autres grâce à une aide surnaturelle. Elle avait peut-être même gaffé, en fait. La jeune fille se retint d’afficher un sourire gêné, et éloigna quelques instants son regard de la blonde, le temps de réfléchir à une vraie réponse.

-Je blague hein, ça n’arrive quasiment jamais. Hmm… « Survivre » c’est bien le mot. Plus sérieusement, ce qui aide c’est que, à force de passer du temps ici, on se rend compte qu’il y a quand même un certain nombre d’élèves qui… sont, euh, j’allais dire normaux, mais c’est pas exactement ça. Disons que beaucoup d’entre eux ne sont pas vraiment méchants dans leur vie quotidienne. Déjà, j’ai l’impression qu’il y a pas mal de personnes qui sont juste perdues, qui sont ici, mais qui ont l’intention de faire autre chose de leur vie que d’être des supervilains. Un peu comme toi et moi. Voire quelques-uns qui préfèrent les superhéros, ajouta-t-elle avec un sourire.

Finalement, parmi les élèves qu’Altea connaissait, beaucoup correspondaient à ce profil. Églantine, qui était arrivée ici parce qu’elle avait été refusée chez les superhéros. Harry, le petit FDP qu’elle ne connaissait pas vraiment, mais qui clairement n’avait rien d’un supervilain. Hyo, un Oméga gentil avec à peu près tout le monde, qu’elle connaissait de réputation… Même Basilio. Il pouvait être désagréable avec beaucoup de monde, dont elle, mais… Altea n’arrivait pas à admettre l’idée qu’il veuille réellement être un supervilain.

-Et même parmi ceux qui sont vraiment décidés à devenir des supervilains, ils ne se comportent pas tous méchamment envers les autres, et on peut leur parler comme à des personnes complètement… normales, en séparant le rôle de supervilain qu’ils veulent jouer de ce qu’ils sont. Par exemple, j’ai rencontré un garçon chez les Omégas, Cléo –tu l’as peut-être vu de loin, ça arrive qu’on aille ensemble à la piscine. Il veut former un duo de supervilain avec son meilleur ami, mais en dehors de ça, il est très sympa, je peux parler normalement avec lui, d’un peu tout, sans que son objectif d’être vilain ne soit gênant. Donc voilà, il y a des gens qui sont sympas en fait, ici, mais c’est compliqué de les voir et de les repérer, parce que ceux qui veulent pourrir la vie des autres au quotidien… restent relativement nombreux et sont les plus visibles. L’endroit est fait pour eux, les profs, les cours, tout va dans leur sens alors ça fait que l’ambiance générale est difficile à supporter. En tous cas, j’ai du mal. Mais à force de passer du temps ici, on peut trouver des sortes d’îlots de normalité et… ça va mieux.

Altea soupira après avoir dit tout ça, soulagée d’être arrivée (presque) au bout de sa réponse. Répondre à la question de Daphné était un peu difficile pour elle. Si dans ses paroles, elle se concentrait sur ce qu’elle avait pu remarquer de positif au fil du temps, ses premiers temps à l’Institut avaient réellement relevé de la « survie ». Elle s’était maintes fois demandé ce qu’elle faisait là, si elle avait fait le bon choix… et elle avait passé plusieurs semaines à se sentir vraiment seule, avant de rencontrer Cléo, puis d’autres.

-Tout ça, ça aide. Mais ce qui m’aide vraiment à tenir, c’est de penser à mes objectifs, aux raisons pour lesquelles je suis venue ici… J’imagine que c’est pareil pour toi ? Désolée, je parle trop, conclut Altea, sans ajouter la fin de sa pensée. Certes, c’était parce qu’elle s’accrochait à ses différents buts qu’elle était restée à l’Institut Trueman, mais il se passait rarement une journée sans qu’elle ne remette en cause l’un ou l’autre de ces objectifs, ou sa stratégie pour les atteindre...

Spoiler:

Pfiou, Altea n’avait pas saoulée Daphné avec toutes ces paroles. Au contraire, elle l’écoutait toujours. Le petit rire de son aînée rassura Altea, qui se mit à rire aussi. A la fois simplement parce que son rire était communicatif et pour rigoler d’elle-même – de sa tendance à bavarder comme de sa tendance à s’inquiéter pour peu de choses, finalement. Daphné n’avait pas besoin de dire grand-chose pour mettre Altea à l’aise. C’étaient ce genre d’attitudes naturelles et détendues qui créaient un climat de confiance. Elles se connaissant à peine, mais elle se sentait en confiance, comme si elles étaient déjà  de vieilles amies, et c’était une sensation tout aussi étrange qu’agréable. Peut-être parce que la douceur qui émanait de son aînée était ce qui manquait dans sa vie, en ce moment. Est-ce qu’elle laissait cette impression à tout le monde, se demandait la brune ? Si c’était le cas… l’Institut Trueman pourrait bien s’intéresser sérieusement à elle. Après tout, une personne capable de gagner si rapidement le cœur des autres pouvait être très précieuse. Cette image de Daphné super-vilaine, devenant intime avec chacun pour en soutenir en douceur les opinions et secrets ne traversa l’esprit d’Altea qu’à l’état de plaisanterie. C’était une vision amusante qu’elle ne voyait absolument pas pouvoir exister dans la réalité, et pas une forme d’avertissement, ou de prise de conscience, qu’elle s’était un peu trop relâchée, en montrant à quel point elle n’était pas à l’Institut Trueman pour devenir une super-vilaine. Inconsciemment, elle appréciait déjà beaucoup trop Daphné, et avait déjà trop confiance en elle pour s’imaginer de telles trahisons.

Altea s’arrêta de rigoler lorsque son amie reprit la parole, avec un ton bien plus sérieux. Dès les premiers mots, elle fut alertée par les hésitations, jusque-là absente des répliques de Daphné. Elle se figea alors dans une attitude d’écoute attentive, pressentant que sa camarade voulait lui raconter quelque chose de délicat, quelque chose dont elle n’avait pas l’habitude de parler. Elle lui adressa un regard encourageant, doux. Elle voulait qu’elle se sente à l’aise pour parler mais aussi qu’elle ait l’impression de pouvoir s’arrêter quand elle le souhaitait, même au milieu d’une phrase, sans problème. Attentive, son expression changea. Ses yeux se plissèrent légèrement et se posèrent sur son interlocutrice, son visage prit des traits plus grave. Lorsque Daphné lui parla de la disparition de son frère, Altea ne put retenir l’élan de compassion qui la saisit. Par réflexe, elle posa sa main sur celle de sa camarade et la pressa légèrement, presque tendrement, pour exprimer son soutien. Le souffle d’Altea s’arrêta momentanément en entendant cette phrase : « et depuis plusieurs mois je n’ai plus de nouvelles ». Une phrase qui était un pont dans l’esprit d’Altea entre deux disparitions, celle du frère de Daphné et celle de son père Holden. Pour Altea aussi, le signal d’alerte de la disparition s’était compté en mois. La jeune Tsumi avait toujours vécu avec le risque qu’il disparaisse soudainement. C’était une chose que ses parents ne lui avaient pas caché, même lorsqu’elle était petite. « Si je ne donne aucune nouvelle pendant plus de quatre mois, considérez que je suis mort », voilà comment résumer brutalement le protocole de Holden. Evidemment, lorsque c’était arrivé, Altea ne s’y était pas conformée froidement. Ça ne marchait pas comme ça. Elle n’arrivait déjà pas à accepter cette disparition alors qu’elle savait que ça pouvait arriver, alors elle n’imaginait pas le choc qu’avait pu ressentir Daphné, qui vivait une disparition complètement inattendue. Quelque part, elle trouvait cela pire encore. Finalement, elles étaient dans la même situation toutes les deux, à enquêter pour savoir ce qui était arrivé à leur famille… Cette similarité donnait envie à Altea d’être honnête à son tour avec Daphné…

Daphné dériva lentement de ce sujet, revenant à l’Institut, et Altea essayait de maîtriser sa montée d’émotions. Sa main toujours posée sur celle de Daphné tremblait légèrement, et ses yeux avaient quitté le visage de la blonde pour se poser sur le sol. Juste le temps d’être sûre qu’ils ne s’étaient un peu trop embués. Elle ne voulait pas faire se sentir plus mal encore sa camarade en lui rappelant par ses réactions à quel point elle vivait quelque chose de triste et difficile. Elle ne voulait pas non plus provoquer un déferlement émotionnel juste parce qu’elle était incapable de calmer ses propres émotions. Daphné lui avait raconté son histoire avec calme, elle devait donc l’accueillir avec le même calme. Le but de cette conversation n’était pas de pleurer l’une après l’autre, après tout. Et Altea savait aussi que certaines personnes ne supportaient pas d’être regardées avec pitié. Pour preuve, elle en avait dans sa propre famille. Bien qu’elle ne la connaissait que peu, elle avec l’impression que Daphné était quelqu’un de fier, qui n’appréciait sûrement pas cela. Pour éviter ces émotions un peu trop fortes, un peu trop dangereuses, la phrase de Daphné tombait à pic. « Promets-moi juste de me secouer si je commence à devenir trop méchante » ? Altea sourit en même temps que son aînée en entendant cela. Etait-ce une tentative de Daphné pour détendre l’atmosphère ou une réelle préoccupation ? Les deux sûrement. Altea éloigna de nouveau sa main de celle de Daphné en même temps qu’elle se penchait un peu vers l’arrière en rigolant, et replaça une mèche de cheveux derrière ses oreilles… histoire de récupérer une attitude plus naturelle.

Jajaja une Daphné super-méchante… Je n’ose pas me l’imaginer. Tu serais absolument terrifiante ! La douceur d’un ange qui dissimulerait une âme des plus sombres ! Elle s’infiltre dans le cœur des gens, en quelques instants, elle connaît tout d’eux… puis elle arrache littéralement leur cœur lorsqu’elle en aura obtenu ce qu’elle voulait. Oh et après, elle leur mange le cœur, bien sûr. Tu pourrais avoir un sacré destin devant toi, Lowheal. La Flander’s Company s’arracherait tes services, rigola Altea. Elle rebondissait sans se faire prier sur l’idée de Daphné pour enchaîner des plaisanteries. Avec un peu de chance, cela pourrait distraire Daphné, et au pire, ça lui aura au moins permis d’éviter l’explosion émotionnelle. Plus sérieusement, oui bien sûr, c’est promis. Je te surveillerai du coin de l’œil avec mes valeurs d’ex super-héroïne. Tu vas regretter de me l’avoir demandé tellement je serais pénible. Allez, encore un peu plus de blagues, ça ne peut pas faire de mal. Je comprends que tu ne veuilles pas devenir un clone de certaines psychopathes en puissance ici, mais… n’oublie de te défendre quand même s’il le faut, d’accord ? termina Altea avec un peu d’inquiétude.

Altea avait choisi la phrase la plus optimiste de toutes les formulations qui lui étaient venues à l'esprit. "S'il le faut"... Bien sûr qu'il le faudrait, un jour où l'autre. Quoi que Daphné fasse, il y aurait bien un moment où un étudiant imbécile viendrait lui chercher des crosses... Vu la faune locale, même s’il y avait beaucoup d'exceptions, ce n'était qu'une question de temps avant que cela n'arrive. A moins que... si Daphné était vraiment douée pour être discrète et disparaître des radars, et si elle avait beaucoup de chance... Peut-être aurait-t-elle le temps de régler ses problèmes familiaux ici avant de devenir la cible de qui que ce soit ? C’était assez peu probable… mais Altea l’espérait pour la Lowrens.

Ces pirouettes blagueuses et réflexions sans grande conséquence avaient remis Altea d'aplomb pour affronter le réel sujet dans cette conversation. Après tout, elle ne pouvait pas juste ignorer la révélation de Daphné et faire comme s'il ne s'était rien passé.

-Je suis désolée pour ton frère. J'espère que tu arriveras à trouver des réponses. Si tu as besoin d'un coup de main pour ton enquête ou simplement envie d'en parler, n'hésite pas, tu peux m'appeler quand tu veux.

Pour l'instant ça allait. Altea n'avait pas eu de voix étrangement tremblotante ni de regard larmoyant. Juste un ton doux et un regard assuré. Seule une crispation de ses mains ramenées l'une contre l'autre pouvait traduire son mal-être. Sauf qu'elle soupira. Puis elle releva la tête vers Daphné et se lança dans sa propre explication. C'était peut-être la seule personne qu'elle rencontrerait jamais qui soit capable de comprendre ce qu'elle ressentait, puisqu'elles vivaient des choses très similaires. L'explication de Daphné lui avait donné un brin de courage, et elle n'était pas sûre de le retrouver une nouvelle fois... Alors... Elle ne perdait rien à s'exprimait.

-Je suis aussi en partie ici pour rechercher une personne disparue, depuis trois ans. Mon père. Je dis "disparue" mais, au fond, le plus probable, c'est qu'il soit mort et que je cherche un fantôme. Et pourtant, même si je suis sûre à 90% de trouver un mort au bout du chemin, j’ai besoin de comprendre exactement ce qui s'est passé. Pourquoi. Quand. À cause de qui. Ça ne changera rien de le savoir, pourtant. C'est idiot, non? demanda finalement Altea, en parlant vite. Chaque phrase était une course contre la montre pour ne pas se faire rattraper par ses sentiments. Et elle plongea son regard perdu dans celui de Daphné, mue par l'espoir d'y trouver l'écho de ses propres interrogations. Si elles étaient deux à ressentir les mêmes choses, alors peut-être que c'était simplement… normal ?