Quand le futur et le présent se rencontrent

avec Artémis

La bibliothèque est un endroit que j'apprécie. Je crois que beaucoup de gens voient les bibliothèques comme des lieux calmes, tranquilles, retirées du temps, au point d'en devenir mornes, ennuyeuses et poussiéreuses. D'ailleurs, ce n'est même pas que je "crois" cela. Je le sais. À chaque fois que quelqu'un rentre dans cette bibliothèque de l'Institut Trueman, je devine ce qu'il en pense. Certains ne supportent pas cette bulle livresque et croient entrer dans un tombeau. D'autres apprécient justement les bibliothèques pour cette raison. Ils entrent, le nez en l'air, déjà orienté vers les étagères et les trésors qui s'y trouvent. L'importance d'une bonne orientation du nez est très sous-estimée. Son nez guide mon père partout, grâce à son sens de l'orientation, il ne perd jamais le nord. On me dit souvent que "j'ai du nez", pour parler de mon intuition. Ces gens dans les bibliothèques, c'est leur nez qui a l'air de les mener jusqu'au vers le livre de leur choix, comme s'il exhalait un parfum secret que seul lecteur élu pouvait sentir. Chacun d'eux avait en un livre particulier un refuge loin du flux tumultueux du quotidien. Moi, je ne vois pas du tout les choses comme ça. Je ne trouve pas que les bibliothèques soient calmes. Au contraire, elles regorgent de choses à voir, à sentir, à entendre, à toucher, et surtout... D'intuitions à recevoir. Chaque instant passé ici aiguille mon sixième sens. Il y a des flux d'intuition à saisir de partout. C'est exaltant, c'est épuisant.

Après mon service à la cantine, ce matin, je me suis installé ici. Le chef cuisinier n'était pas très content de mon travail aujourd'hui, mais je n'en suis pas surpris. Ces reproches ne visent pas mes compétences en cuisine, je n'ai rien raté. Au contraire, j'ai tout fait trop bien. Je n'aime pas quand je dois cuisiner pour les FDPs. Les jours où cela arrive, je n'ai plus si hâte d'entrer dans les cuisines et de me mettre au travail. Ils nous demandent de leur servir de la nourriture infâme... Je n'aime vraiment pas ça. Ce n'est même pas seulement parce que mon père, ainsi que nombre de ses amis, sont dans cette caste et que j'aimerais pouvoir leur faire plaisir en leur préparant quelque chose de bon. C'est aussi parce que... C'est un véritable gâchis. Je ne crois qu'en 2038, on ferait encore quelque chose d'aussi irresponsable. Tous ces gens ne se rendent pas compte que bientôt, la nourriture, de la bonne nourriture, ce sera quelque chose de rares. Les ingrédients de qualité, aux saveurs les plus subtiles, dégénèreront en produits rudes. Des plus en plus, les goûts altérés, plus amers, plus secs, plus acides, seraient stigmates du changement du climat chez les pousses survivantes. Et maintenant que j'étais de retour dans le passé, on me demandait de gâcher de pareilles richesses - des aliments qui, certes, n'étaient pas de la meilleure qualité, mais qui étaient corrects - en ratant ma cuisine. Enlaidir les ingrédients... Quelle idée stupide. Cela m'énerve beaucoup. D'ailleurs, souvent, cette époque m'énerve beaucoup. Je savais donc très bien que le chef allait me reprocher lorsque j'ai parfaitement épluché les pommes de terre et que j'ai choisi le meilleur temps de cuisson. J'ai quand même décidé de le faire. J'ai des principes qui passent avant les petites consignes minables et anachroniques de l'Institut Trueman.

Je suis venu à la bibliothèque pour travailler. Le truc, c'est que j'ai toujours du mal à me concentrer sur une seule chose à la fois. Entre le moment où je franchis les portes et le moment où je m'assois, trois-quarts d'heures se passent. Plein de détails attirent mon attention. J'observe une personne sur qui j'ai eu une intuition intéressante. Je monte tous les étages pour voir à quoi ça ressemble, là-haut. Je slalome entre les rangées parce que je me rends compte que cela fait un dessin amusant. Je sors un livre, puis un autre, je les feuillette, même s'ils n'ont rien à voir avec ce que je recherche. Je suis distrait, d'accord, mais j'avance quand même. A force de passage, j'ai réuni tous les livres dont j'ai besoin. Ensuite, je prends la table qui m'attire le plus. Ça n'a pas l'air comme ça, mais c'est très stratégique, le choix d'une table dans une bibliothèque. Il faut faire attention à la quantité de lumière disponible - assez forte pour lire sans que les yeux ne se fatiguent, assez faible pour avoir une douceur apaisante - il faut aussi vérifier la propreté, choisir un emplacement avec assez peu de passage, une prise électrique... Ouais, ce n'est pas si simple qu'on pourrait le penser. Souvent, ce sont à cause de détails idiots liés à leur environnement que les gens se déconcentrent ! Mais moi, je sais exactement à quelle table je dois aller pour me sentir bien. C'est mon intuition qui me le dit.

Pour y voir plus clair dans ma quête pour sauver la fin du monde, je dois consulter certains livres. Aucun d'entre eux ne pourra m'apporter un éclairage exact, l'échec de la fin du monde ne devait pas avoir lieu. D'ailleurs, en 2020, on n'entendait pas encore parler de ce projet de fin du monde certaine. J'espère tout de même y trouver quelques indices, il y a quelques écrits canoniques, qui datent d'il y a fort longtemps, et aussi d'autres, quelques réflexions contemporaines peu connues. Comme je n'arrive pas à me concentrer en ne lisant qu'un seul livre, j'en prends plein. Je me jette aussi sur d'autres, qui ne sont pas liés à mon enquête, juste pour mieux me concentrer. J'attrape une des lectures conseillée pour un cours que je suis frauduleusement et une pile de romans policiers. Ce qui est rigolo avec les romans policiers c'est que je n'ai pas besoin de les lire en entier, il suffit que je lise les deux premiers chapitres de pour en comprendre le dénouement, dans les trois quart des cas. Après les premières pages lues, je sais exactement trouver les pages qui donnent des indices décisifs. Ensuite, je devine tout. J'emporte mon bazar jusqu'à ma table. Cela inquiète les élèves, ils ne comprennent pas comment on peut être aussi dispersé. Ils ont peur que je les gêne et que je fasse plein de bruit. Tant mieux, ils ne s'approcheront pas de moi, je serais mieux. Avec tous les livres ouverts, je travaille sans interruption pendant près de trois heures. Une fois que je suis lancé dans une tâche, je le suis pleinement. Et lorsque cela concerne la fin du monde, je n'ai plus de limites.

Je trouve enfin matière à réflexion. Pour fêter cela, je relève la tête, je me lève, et je m'étire... Et c'est là que je la vois. Mon intuition s'arrête sur un visage. Je ne le vois qu'un court instant, car déjà, l'adolescente s'en va. Elle quitte la bibliothèque et me tourne le dos. Je reste un petit instant perplexe. Ces traits me sont légèrement familiers... Et juste ensuite, mon pouvoir se remet en marche. Je la connais. Ou plutôt, je la connaissais dans le futur. Mes souvenirs du trombinoscope des étudiants me confirment cela. Mais oui ! Je viens de voir Artémis Leclercq ! La demie-sœur de mon meilleur ami Arès ! MAIS C'EST TROP BIEN ! Alors... Certes, je ne la connais pas bien dans le futur. Je n'ai pas dû la voir plus d'une fois. Mais c'est la sœur d'Arès, ils s'entendent bien, elle doit forcément être hypercool. Arès... En pensant à mon meilleur ami, une idée me vient. Certes, cette idée n'est pas une intuition mais ça n'empêche pas qu'elle puisse être bonne. Si j'étais Arès et que j'arrivais dans le présent, que j'étais séparé de mon camarade voyageur et BFF... Je chercherais à contacter un proche. C'est toujours plus facile de parler à un frère ou à une sœur qu'à un parent. Alors... Peut-être qu'Artémis pouvait savoir quelque chose ! Ah mais, elle sortait presque de mon champ de vision! Vite ! J'abandonne toutes mes affaires et je cours derrière elle à en perdre haleine. Dès qu'elle se trouve à portée de voix, je m'époumonne.

-ARTEMIIIIIIIIIIIS ! ARTÉMIS LECLEEEEEEEEEEEERCQ ! S'IL TE PLAIT, ATTENDS-MOI !

Enfin, je la rattrape. Et… j’oublie complètement ce que je voulais dire. Wow… ça me fait bizarre de la voir, avec… presque mon âge. Alors que dans le futur, je ne l’ai jamais connu autrement que comme une adulte, dont le mode de vie n’avait rien à voir avec le mien. Je pense qu’elle est cool déjà dans le futur, alors Artémis de 2020 doit l’être aussi. Je crois que j’ai hâte de la connaître. Ouais, donc déjà, il y a ça qui est étrange… et euh… elle est aussi vraiment très jolie. Je me suis jamais rendue compte de ça dans le futur, avec la différence d’âge, enfin, pas de cette manière, je veux dire. En même temps, c’est normal, elle partage une partie du patrimoine génétique d’Arès. Mes yeux s’arrêtent sur la beauté de ses traits.

- Euh… je … tu… euh…

Je sais plus comment former mes phrases. Help. Je me suis peut-être un peu trop précipité en allant lui parler, sans même me préparer. Elle va être perplexe. Elle va me prendre pour un idiot. Pour un fou. Non, il ne faut pas ça. Je dois rester en contact avec elle. Je dois lui parler d’Arès. Arès. Concentre-toi. Si tu lui parles, c’est parce qu’elle sait peut-être quelque choses sur Arès.

-Je m’appelle Loutron North. Loutron North-Harker, en fait, mais ce n’est pas important. Je suis le meilleur ami de ton demi-frère, Arès Leclercq-Harker. Est-ce que tu as eu des nouvelles de lui ? Il a essayé d’entrer en contact avec toi ? Je sais que vous vous entendiez bien.

Oh, les mots étaient sortis. Dommage, qu’ils soient aussi catastrophiques… Je vais m’en vouloir longtemps d’avoir été aussi débile, lorsque je repenserai à cette scène. Mais pour l’heure, je me rends à peine compte de ce que je dis… Et des éléments manquants dans cette adresse. Bon courage Artémis, dirait un narrateur omniscient.

Quand le futur et le présent se rencontrent

avec Artémis

Un temps passe après ma magistrale entrée en matière, et le temps se suspend. Je ne me rends pas vraiment compte des secondes qui s’égrènent, alors que mes yeux sont aimantés sur le visage d’Artémis. Je pourrais me dire que je cherche sur ses traits les points communs avec sa version du future, que je n’ai que très rarement vu, ou avec mon meilleur ami Arès, mais je ne peux pas le nier : il y a autre chose qui me fait me diluer dans ses yeux noisettes, dégagé par cet arrangement non-orthodoxe de critériums dans ses cheveux, que je trouve absolument charmant. Artémis a l’air d’une savante, encore plus avec son sac plein de livres. Je suis tellement absorbé que j’en oublie presque l’histoire confuse que je viens de lui servir, et que je ne ressens même pas d’impatience dans l’attente de sa réponse. Et si vous me connaissez un peu, vous saurez que c’est rare de ne pas me voir papillonner d’un sujet à un autre, d’une idée à un autre, combler les silences par les intuitions qui courent dans mon crâne. Sous le regard d’Artémis, je me fige. Pourquoi ?

Enfin, Artémis prend la parole. Oh, non ! Elle a l’air si confuse, au moins autant que moi il y a quelques instants… C’est là que je réalise enfin que j’ai vraiment dû être incompréhensible pour elle. Alors lorsqu’elle commence à dire « pardon », je culpabilise de l’avoir mis dans une position compliqué. Tout ce malaise est de ma faute, alors pourquoi s’excuserait-elle ?

-Non, non ne t’excuses pas, c’est moi qui… dis-je précipitamment, levant même une main pour arrêter la pauvre Artémis.

Ma phrase s’arrête cependant net lorsqu’elle me dit qu’elle ne connaît pas d’Arès, et qu’elle est fille unique. Je ne peux pas empêcher la déception d’apparaître sur mon visage… Arès n’est donc pas arrivé à l’Institut Trueman, et donc probablement pas à Paris non plus, sinon il serait déjà là. J’ai vraiment peur de ne jamais réussir à retrouver mon meilleur ami, à cause de cette erreur stupide de programmation de la machine à remonter dans le temps. Je ne savais pas du tout où il avait pu atterrir. Je me rassure en me disant qu’il ne devait pas être très loin dans le passé ou dans l’avenir de notre date d’arrivée prévue, mais parfois, j’ai tout de même peur d’entendre parler d’un fossile d’homo sapiens découvert au temps du Crétacé supérieur. J’épluche depuis mon arrivée les réseaux sociaux et les pages d’histoires sur Internet pour retrouver des possibles traces et messages d’Arès, au cas où il serait perdu dans le passé, mais jusqu’à maintenant, je n’avais rien trouvé. Ma plus grande peur reste toujours l’option qu’il y a eu vraiment un gros dysfonctionnement, que je ne peux même pas imaginer, et que mon meilleur ami soit coincé entre deux dimensions. Parfois, je me dis que j’ai vraiment été imprudent à jouer comme ça avec le temps… Lorsque Artémis répond donc à ma question sur Arès, je laisse donc échappé un « Oh… » soucieux, avec de reprendre encore une fois un « Non, non, ne soit pas désolée, c’est moi qui suis désolé de te déranger, mais avec moins d’énergie qu’il y a quelques secondes.

Pendant quelques instants, mon regard avec quitté Artémis pour plonger, triste, sur le bitume autour de nous. Je relevai cependant tout de suite les yeux lorsqu’elle me posa doucement une question. Est-ce que l’on s’était déjà vus ? Il était temps que je lui raconte toute l’histoire et réparer ma chaotique entrée en matière n’est-ce pas ?

-Oui, on s’est déjà vus ! Euh… enfin, non, pas vraiment. Excuse-moi, je n’ai pas trop l’habitude de voir les gens du passé, je suis pas clair du tout, quand j’ai rencontré mes parents c’était terrible aussi. Hmm… Tu veux t’asseoir peut-être ? On sera plus à l’aise.

Je fais un signe vers un banc à proximité, au soleil. Heureusement, il n’y a pas grand-monde qui passe autour de nous, alors cela permettrait de parler tranquillement. J’ai un peu peur de la réaction d’Artémis à tout ce que je vais lui dire, je commence à me maudire d’avoir agi aussi impulsivement en l’interpellant à sa sortie de la bibliothèque. En même temps je ne regrette pas de l’avoir rencontré, je suis même super content, mais j’ai peu que ce soit un peu un choc, alors que je sais que je ne suis vraiment pas bon pour expliquer les choses tranquillement quand je ne suis pas préparé… Mais je vais faire de mon mien.

Euh… alors en fait, je viens du futur. Je suis né en décembre 2021 et j’ai 17 ans aujourd’hui donc je suis venu depuis 2038, mes parents tu dois les connaître, ce sont Lotre Harker et Jayden North. Tu vois qui c’est ? Donc on s’est vus dans le futur, enfin, rarement mais quelques fois pour des fêtes de familles. Et Arès, il est né la même année que moi, et lui aussi il vient du futur, c’est mon meilleur ami, c’est le fils de Mila et de ton père, il est trop cool, tu verras. On est venus à cette époque grâce à la machine à remonter le temps de ma mère, mais on a eu un petit problème de réglages et pour l’instant, on est séparés, je cherche à le retrouver. Euh… tu me crois ? Tu m’en veux pas ? je demande un peu timidement et avec espoir à Artémis, après toutes ces explications.